mardi 9 septembre 2008

Bad Lieutenant d'Abel Ferrara, 1993

Le frère ennemi

Il y a toujours une dimension naïve dans les films d'Abel Ferrara et c'est probablement une des raisons pour lesquelles Les Cahiers du Cinéma l'ont baptisé "Petit Maître", par opposition aux Grands du 7e Art. Cela dit, la façon dont il use et abuse du symbole et de l'iconographie religieuse, dans ce qu'elle a de plus kitsch ne me semble pas être une raison valable pour le taxer de "petit" cinéaste, cette fascination enfantine étant parfaitement assumée et revendiquée par Abel. Par ailleurs, sa recherche de pureté et de beauté dans tous les lieux les plus sordides de la ville et de l'humanité ne font pas de Ferrara un idéaliste simpliste, mais plutôt un artiste hors normes qui revendique sa foi en l'être humain. Qui revendique sa foi tout court d'ailleurs. Une posture extrêmement courageuse en ces temps de cynisme généralisé.
Cela posé, il est vrai que le travail de ce réalisateur est globalement inégal, "le mauvais lieutenant" étant l'une de ses plus belles réussites.

La maman et la putain

"Bad Lieutenant" est avant tout un film qui parle d'Amour. Et de foi, ce qui revient au même finalement.
Il est bien sûr ici question de rédemption, un thème cher à Abel. Mais, au-delà des questions du bien et du mal, il me semble que ce film nous questionne sur ce qu'est l'amour véritable, ou plutôt ce qu'il devrait être.

Harvey Keithel, monstre massif, incarne un flic ravagé, hypersexué et parfaitement nauséabond, véritable incarnation mal. Et puisqu' Harvey joue le rôle de Satan, il est forcément sexy en diable. À ce titre, la fameuse scène où il profite sans vergogne de son statut de flic pour réclamer de deux ados effrayées que l'une simule une fellation tandis que l'autre lui montre ses fesses est d'une tension érotique quasi insoutenable. Interminable et excitant, parce que c'est mal et malsain, tout simplement.
Mais jusque là, Abel ne prend pas de risque, il nous rappelle juste ce que nous savons déjà. La tentation du mal est irrésistible.

Là où le propos devient beaucoup plus audacieux, c'est lorsqu' apparaît cette bonne soeur, victime du viol de deux kids, dont elle connait par ailleurs l'identité. Bien sûr, elle n'a rien de crédible en nonne car elle est belle comme une Madone et sexy comme une lap-danceuse avec ses lèvres rouges vermillon. Pourtant, on a envie d'y croire...
Et lorsqu'elle souffre, le Christ saigne sur sa croix. Et lorsqu'elle pourrait obtenir vengeance, elle pardonne. Le "mauvais lieutenant" en perd forcément son latin. Le spectateur aussi.
Objet de curiosité, la nonne vertueuse devient vite un objet de désir pour le lieutenant. Pour nous aussi. Qu'est-ce qui fascine ainsi chez cette femme que la tentation du mal ne semble jamais avoir effleurée. Est-ce la dimension masochiste du personnage ?
Je pense que c'est beaucoup moins évident que ça. Cette beauté inaccessible est tout simplement "la femme idéale". Et, telle une mère, lorsque ses enfants la blessent, elle pardonne parce que son Amour est inaltérable. Et telle un objet de désir, elle s'offre sans retenue à ses violeurs, comme elle s'offre à Dieu. C'est probablement, au-delà de son physique, ce qui rend cette femme si sexy.
Quoiqu'il en soit, je vois chez cette nonne une tentative d'esquisse de l'Amour parfait entre les hommes et les femmes. Un amour céleste certes, mais aussi terrestre, un amour qui réussirait enfin à réconcilier l'affectif et la sexualité.
Et je cite Virginie Despentes** qui cite Pheterson qui cite Freud : "Le courant tendre et le courant sensuel n'ont fusionné comme il convient que chez un très petit nombre des êtres civilisés ; presque toujours l'homme se sent limité dans son activité sexuelle par le respect pour la femme et ne développe sa pleine puissance que lorsqu'il est en présence d'un objet sexuel rabaissé, ce qui est aussi fondé, d'autre part, sur le fait qu'interviennent dans ses buts sexuels des composantes perverses qu'il ne se permet pas de satisfaire avec une femme qu'il respecte."
Ou pour dire les choses plus prosaïquement, je pense également au film "Mafia Blues" et à cette réplique de Bob De Niro à son psy qui lui demande pourquoi il ne réalise pas tous ses fantasmes avec sa femme. Réponse du mafieux, outré : "Enfin, c'est quand même la bouche qui embrasse mes gosses !".

Welcome to Toxland

Dans ce film, il est aussi question d'un autre type de sentiment, un Amour beaucoup plus mystique et insaisissable, celui qui relie à Dieu. Cette Passion, c'est celle de la bonne soeur, qui a dédié sa vie au sacré et qui aime simplement, sans rien attendre en retour, tous ceux qui se présentent. Difficile pour le spectateur de comprendre, de cautionner cette façon dont elle se donne et pardonne sans réserve. "Like all the miserables, they took..."*, c'est ce qu'elle dit de ses violeurs. Aucune rancoeur, aucune amertume, juste de la compassion. Ce sentiment qui nous est globalement assez étranger et qui l'est d'autant plus pour notre flic pourri fascine et suscite l'envie. On comprend bien là que cette femme vit une expérience qui dépasse l'entendement des mortels. Et le côté inaccessible de cet amour là nous pousse à la jalouser forcément un peu. Elle vit une véritable passion divine qui semble transcender sa vie.
De son côté, Harvey multiplie les moments de défonce au crack, et l'effet planant de la substance est très bien retranscrit au travers des images du film. Toutefois, on se rend bien compte que les trips du toxicomane sont bien en-dessous de l'expérience de la bonne soeur au visage lumineux. La foi, cet Amour absolu, est présentée ici comme une véritable drogue supérieure à toute autre.
Et le Bad Lieutenant n'en revient pas d'avoir trouvé là pire toxicomane que lui. Surtout entre les murs d'une église.
Ironie du cinéaste ?

* "Comme tous les malheureux, ils ont pris..."
** in "King Kong Theorie", éditions Grasset

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